Les voix de la solidarité dans les technodiscours urbains


resumo resumo

Marie Anne Paveau



Introduction. Urbanités technolangagières et corps-discours géolocalisés


Au moment où j’écris ces lignes, en juillet 2016, l’application Pokémon Go connaît un succès aussi foudroyant que planétaire et matérialise pour les médias, le personnel politique et le grand public ce que les chercheur.e.s sur le numérique formulent depuis assez longtemps, contre l’idéologie encore très forte du digital dualism[1]: il n’y a plus vraiment de frontière entre les réalités en ligne et les réalités hors ligne et les univers numériques sont bien intégrés, constitutivement[2], à l’ensemble de notre réalité. En d’autres termes, et dans la perspective postdualiste, externaliste et environnementale que je défends pour l’analyse du discours numérique (ADN), il existe un continuum entre le numérique et le physique, autrement dit une hybridation physico-numérique. Par conséquent, oui, Carapuce et Mélofée sont, vraiment, dans mon jardin[3].


Dans cet article, je voudrais aborder le phénomène de l’hybridation des discours dans la ville contemporaine connectée (ou digital city, smart city, ville intelligente ou ville augmentée) et formuler les questions que les technodiscours urbains posent à la théorie du discours et plus largement à l’analyse linguistique. Ma perspective sur la ville augmentée sera volontairement «euphorique», c’est-à-dire exempte, pour l’objectif de recherche poursuivi ici, des critiques tout à fait fondées qui peuvent être faites des villes intelligentes dans la perspective dysphorique adoptée par certains chercheurs, relevant par exemple des phénomènes depollution sémiotique ou de surinformation médiatique (KIM, 2015). Mon objectif est ici d’explorer plutôt les formes de liens discursifs, de résilience et de solidarité permises par la ville numérique.

Ma question de recherche sera la suivante: comment décrire et théoriser le fonctionnement techno-corpo-discursif du lien socionumérique dans les pratiques technodiscursives urbaines? Pour y répondre de manière cumulative (c’est-à-dire en tenant compte des travaux antérieurs), je dresserai dans un premier temps un état des lieux des travaux linguistiques sur la ville en France, qui se sont déployés surtout dans le champ de la sociolinguistique. Je proposerai ensuite la notion d’«urbanités technodiscursives», construite à partir de celle d’urbanités numériques définies en sociologie, et je finirai par l’examen de certains discours solidaires en ligne qui me semblent constituer des pratiques technodiscursives de l’urbanité.


1. Urbanités langagières et linguistique de la ville. État de l’art en (socio)linguistique


La sociolinguistique française s’est particulièrement intéressée à la ville et la recherche sur les discours de la ville augmentée s’inscrit donc dans un champ d’études préalable.


1.1 La sociolinguistique urbaine de Louis-Jean Calvet


C’est Louis-Jean Calvet qui ouvre le champ de la sociolinguistique urbaine en 1994, en publiant Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine (CALVET, 1994). Il y analyse surtout la ville comme lieu de brassage des langues, propose une analyse critique de la notion de communauté de langue, décrit l’influence de l’urbanisation sur l’assiette linguistique des états et présente trois études de cas: le rôle de la langue dans l’insertion professionnelle à Dakar, la parole urbaine dans le rap et le verlan à Paris et des enquêtes linguistiques sur les marchés au Mali. Ce sont donc surtout le plurilinguisme, les contacts de langue et les variations socio-urbaines qui intéressent Louis-Jean Calvet, comme le lui reprochera d’ailleurs Gabriel Manessy : manquent en effet selon lui dans ce travail la prise en compte de la subjectivité, le point de vue des normes, des sentiments et des pratiques et l’intégration des attitudes et représentations (MANESSY, 1995).

En 2005, Louis-Jean Calvet publie un article intitulé «Les voix de la ville revisitées. Sociolinguistique urbaine ou linguistique de la ville?», qui constitue un retour sur les travaux de la décennie 1995-2005. Il s’y demande quels sont les grands thèmes de la sociolinguistique urbaine dans cette période et donne trois réponses:



1. Les villes plurilingues d’abord, que l’on trouve plutôt dans les pays en voie de développement, comme on dit en langage politiquement correct, dans la lignée de ce que j’ai moi-même pu faire. Les études portent ici soit sur le corpus (la forme des langues dans la ville), soit sur le statut (les rapports entre les langues, sur les marchés par exemple), soit sur les deux (ce que j’ai tenté de faire récemment sur Alexandrie: Calvet, 2004), s’intéressant donc à la gestion in vivo du plurilinguisme.

2. La ville définie non pas par son éventuel plurilinguisme, mais par sa mise en mots, par l’appropriation des lieux à travers la langue, avec un accent mis sur l’analyse du discours et plus récemment une approche interdisciplinaire, en particulier en relation avec la géographie sociale.

3. La ville considérée comme productrice lexicale: les études les plus nombreuses, et les plus médiatisées, portant sur le langage des jeunes dans les cités, les banlieues, études qui alimentent les articles, les ouvrages, les conférences, les tribunes de presse et parfois les discussions mondaines (CALVET, 2005, p. 11).


On constate que ce bilan ressortit plus à une linguistique de la ville plutôt que d’une véritable sociolinguistique urbaine qui intègrerait, comme le demande Gabriel Manessy, les subjectivités langagières et les environnements discursifs. Les travaux restent en effet logocentrés, c’est-à-dire portant sur les seules matières langagières, et ne prennent pas véritablement en compte les matérialités de la ville elle-même, matérialités spatiales, architecturales, urbanistiques, liées aux transports et aux circulations entre les différents quartiers. Dans la perspective de l’étude de l’hybridité physico-numérique, ces travaux, tout en apportant des informations nécessaires, restent insuffisamment ancrés dans les matérialités.



1.2 La sociolinguistique urbaine institutionnalisée de Thierry Bulot


On doit l’institutionnalisation de la sociolinguistique urbaine à Thierry Bulot (BULOT dir., 2001), qui définit ainsises deux grands objectifs : «apporter une connaissance des systèmes linguistiques, émergents ou en continuité, issus de la culture urbaine, [et] produire de l’intelligibilité sociale sur un terrain tendu socialement: la ville.» (BULOT, 2001, p. 5). C’est la ville productrice de langage qui constitue alors l’objet de l’analyse, vue comme une sorte de macro-énonciatrice: «Il faut au moins la [la ville] penser comme une matrice discursive fondant des régularités plus ou moins consciemment élicitées, vécues ou perçues par ses divers acteurs; régularités sans doute autant macro-structurelles (entre autres l’organisation sociale de l’espace) que plus spécifiquement linguistiques et langagières.» (BULOT, 2001, p. 6). En 2002, dans un article intitulé «La double articulation de la spatialité urbaine: “espaces urbanisés” et “lieux de ville” en sociolinguistique», Thierry Bulot énumère les différents objets de la sociolinguistique urbaine et l’on voit émerger davantage les dimensions que l’on pourrait appeler socio-matérielles, c’est-à-dire articulant la classe sociale et le niveau socio-économique d’un côté, et l’organisation de l’espace et de l’habitat d’autre part. La sociolinguistique urbaine concerne en effet

[…] la dénomination des lieux et des espaces, et, partant, leur identification sociolinguistique, les dynamiques identitaires en milieu urbain, les rapports entre démarcation des langues et distinction des espaces, les traces perçues ou vécues par les différents acteurs de la gestion des langues et des tensions sociales et identitaires dans l’espace urbanisé via les signalétiques linguistiques et langagière des espaces de ville, et, enfin la ségrégation spatio-linguistique, pour rendre compte des corrélations entre la densification réelle de l’habitat et la diffusion d’une culture urbaine d’une part, et, d’autre part, entre l’émergence des identités urbaines et la conscience discursive des langues et des parlures (BULOT, 2002, p. 98).

Des travaux dans ce champ sortent trois notions intéressantes pour l’analyse des technodiscours urbains. D’abord celle d’urbanisation linguistique, construite à partir de l’observation des villes africaines, et définissable comme un procès socio-langagier d’appropriation de l’espace urbain en tant qu’espace et territoire social. Le développement de la ville favorise en effet «l’émergence d’identités langagières urbaines» et une «extension de la communication interethnique» au détriment des langues des ethnies, ainsi qu’une structuration d’une communauté citadine où le parler urbain devient «moyen d’identification et de catégorisation» (MANESSY, 1990, p. 23). Ensuite celle d’urbanité langagière, définissable comme un ensemble de «façons de parler» urbaines, qu’on appelle couramment, et peut-être de manière inexacte d’ailleurs, le langage des «jeunes» ou des «cités». Et enfin celle de «lieux de ville», qui sont les lieux symboliques des tensions de la communauté, où se construisent des objets de discours à partir de la rencontre avec l’altérité (BULOT 2002).

Récemment, le groupe de sociolinguistique urbaine de Thierry Bulot (Université Rennes 2) s’est tourné vers les «urbanités numériques» à l’occasion de journées d’étude qui ont abordé des problématiques articulant ville et numérique. La publication qui en ressort traite de plusieurs thèmes ressortissant au discours sur la ville dans le cadre des diasporas numériques, aux «territoires numériques» (l’idée d’un «web territorial»), à l’usage de l’open data par les municipalités, aux visuels urbains institutionnels ou artistiques qui narrativisent la ville, la mettant en scène pour les citoyens, ou à la médiation urbaine réalisée par le biais ce certaines applications. Sur ce thème, l’article d’Hélène Bailleul examinant l’application «Villes sans limite» à Rennes et l’usage des jeux sérieux dans la médiation urbaine, aborde des questions proches du sujet qui m’occupe ici (BAILLEUL 2015). Mais les aspects langagiers et technolangagiers et les manières dont les technodiscours sont produits et circulent dans ces types de contexte ne sont pas vraiment abordés.




1.3 Le programme CNRS-UNESCO «Les mots de la ville» (1995-2010)




Je termine cette revue des travaux linguistiques et sociolinguistiques sur la ville en mentionnant un programme qui s’est réalisé entre 1995 et 2000, «Les mots de la ville». Ses résultats ont été publiés dans la collection «Les Mots de la ville» dirigée par Jean-Charles Depaule et Christian Topalov. Cette collection, comme son nom l’indique, propose de visiter le champ de l’urbanisme à partir d’une interrogation sur les mots, partant du principe que «les mots qualifient, structurent l’espace urbain». Le domaine d’investigation est posé ainsi: les langages sont organisateurs du social. Elle comporte quatre ouvrages issus de travaux interdisciplinaires autour de données lexicales et discursives, dirigés par Hélène Rivière d'Arc (spécialiste de géographie urbaine), Christian Topalov (sociologue et historien), Paul Wald (psychologue social), François Leimdorfer (sociologue) et Jean-Charles Depaule (anthropologue)[4]. Ces chercheurs ont tous entretenus des liens étroits avec la sociolinguistique, par le biais notamment de la revue Langage et société. Avec Sonia Branca-Rosoff, François Leimdorfer coordonne en 2001 un numéro consacré aux «Espaces urbains: analyses lexicales et discursives», dans lequel ils insistent sur l’importance de la «matérialité des lieux»:

Le langage est donc impliqué de manière décisive dans la construction et dans l'interprétation de l’espace urbain, parce que dire et observer la ville, c'est faire un va-et-vient constant entre la matérialité des lieux, les catégories linguistiques qui la symbolisent et les interprétations possibles de ces marques linguistiques. C'est mettre en relation des catégories de pensée, de langue et de société (BRANCA-ROSOFF, LEIMDORFER, 2001, p. 1).

Il n’en reste pas moins que sur les cinq articles du numéro, trois adoptent une perspective externe (c’est-à-dire externe aux contextes matériels), posant comme principal objet d’analyse les seules matérialités langagières: «De la diachronie à la synchronie: étude de la dénomination des voies de Cergy-Pontoise» par Laurent Bauer, «Lire dans l'espace urbain :les paradoxes des enseignes commerciales», par Jean-Pierre Sautot et Vincent Lucci et «La sémantique lexicale du mot “quartier” à l'épreuve du corpus Frantext (XIIe-XXe siècles)» par Sonia Branca-Rosoff. En revanche, l’article de François Leimdorfer sur le travail de Paul Wald en psychologie sociale, intitulé «Les mots de la ville et les registres de discours, une discussion inachevée avec Paul Wald», prend en compte l’action et la situation pour rendre compte des discours de et dans la ville. «Sa conception des “registres discursifs”, écrit François Leimdorfer, tout en s’appuyant sur les définitions d’Achard […], se dirigeait donc naturellement vers celle d’une production de discours en situation et dans l’interaction entre acteurs : “le registre de l’activité en cours” » (LEIMDORFER 2012, p. 98). Et l’article d’Eni Orlandi, «La ville comme espace politico-symbolique. Des paroles désorganisées au récit urbain», présente le discours comme une véritable activité, un «faire-être», un mode d’existence et d’élaboration de ses conditions d’existence (ORLANDI 2001).

Je mentionne pour finir un numéro de la revue Mots. Les langages du politique dirigé par Olivier Ratouis «La ville entre dire et faire» (RATOUIS 2003), qui s’inscrit dans une perspective externe en rassemblant des articles traitant des discours sur la ville et non dans la ville, ainsi que le projet «Discours sur la ville. Corpus de français parlé parisien (CFPP)», qui, comme son nom l’indique, relève également d’une approche externe (BRANCA-ROSOFF et al. dir. 2012).

Dans l’ensemble de ces travaux en (socio)linguistique de la ville dans les années 1990 et 2000 se retrouve donc une tension entre, d’une part, des études de lexicologie ou de sémantique finalement assez classiques, et non spécifiques, théoriquement parlant, des contextes urbains, et, d’autre part, des réflexions interdisciplinaires (François Leimdorfer et Paul Wald) ou disciplinaires en analyse du discours (Eni Orlandi) qui proposent des approches permettant d’intégrer les matérialités urbaines à l’analyse linguistique et discursive. Ce sont eux évidemment qui peuvent fournir des cadres pour une approche des technodiscours urbains en environnement physico-numérique.


1.4 Questions critiques


Par rapport au projet d’ADN en contexte urbain qui m’occupe ici, un certain nombre de questions critiques émergentde la lecture de ces travaux:

– Comment fonder des approches discursives de nature écologique à partir des points de vue des sujets dans les environnements, et non seulement à partir des segments langagiers vus comme des résultats de la production lexicale et discursive ?

– Comment intégrer au travail du linguiste la prise en compte des subjectivités et des interprétations des acteurs, et non seulement celles des chercheurs ?

– Comment prendre en compte le pratiques discursives dans la ville qui font la ville et non seulement sur la ville qui disent la ville ?

Les approches externes, fondées sur représentations dualistes, autorisent en effet peu de prise en compte du composite constitutif langue-matière ou langue-espace dans l’analyse du sujet du discours dans la ville. La réflexion d’Eni Orlandi constitue à cet égard une approche intégrative intéressante pour l’ADN et les technodiscours urbains. Dans l’article de 2001 cité plus haut, elle définit un «ordre du discours urbain»:

Du point de vue discursif, la ville est un espace symbolique particulier ayant sa matérialité qui produit sa propre façon de signifier. En d’autres mots, la ville se caractérise en tant qu’espace où se matérialisent des gestes d’interprétation spécifiques, ceux qui constituent l’urbain. Dans l’espace de la ville, le symbolique et le politique s’articulent d’une façon particulière. C’est cela que nous appelons «l’ordre du discours urbain» (ORLANDI 2001, p.106).

Cette notion d’ordre est théorisée dans le cadre d’une «distinction entre “ordre” et “organisation” – l’ordre étant du domaine du symbolique (la systématicité soumise à équivoque) dans son rapport au réel, tandis que l’organisation réfère à l’empirique et à l’imaginaire (l’arrangement des unités)» (ORLANDI 2001, p.106). Les discours dans la ville tels qu’ils sont envisagés par Eni Orlandi sont profondément situés dans leurs environnements, au sens agentif du terme. L’environnement, c’est-à-dire l’espace urbain, produit véritablement du sens car les locuteurs s’y construisent une «position-sujet»:

Notre réflexion considère l’habitant de la ville comme une position-sujet significative : dans le sujet, le monde fait sens et le langage se dit, se réalise comme discours. Le sujet est une partie de l’événement du signifiant. Ainsi notre but est de penser comment la ville fait sens chez le sujet, comment elle se dit en lui, comment le sujet se constitue en tant que position-sujet urbain et comment, en somme, il signifie (se signifie dans) la ville (ORLANDI 2001, p.108).

Par conséquent, le geste interprétatif n’est plus seulement celui de l’analyste du discours, mais celui du discours lui-même tel qu’il estélaboré par les sujets en situation:

Nous avons ici à nouveau l’ambiguïté constitutive de la notion d’espace : l’espace comme encadrement des phénomènes/la formulation comme encadrement des sens fait partie de sa matérialité. Les gestes d’interprétation – qui sont des actes au niveau symbolique – ont une matérialité (significative) qui intervient dans le réel du sens(ORLANDI 2001, p.117).

Si le dispositif d’Eni Orlandi n’est pas nommément celui que je reprends dans ma mise en place des urbanités technodiscursives, il est en tout un cadre d’inspiration prégnant, rencontrant directement l’approche écologique et postdualiste qui fonde l’analyse du discours numérique.


2. Urbanités technodiscursives : un champ à constituer


Dans la ville connectée, le citoyen existe et évolue dans les écosystèmes numériques, qui lui proposent une version augmentée de la réalité. Les lieux sont en effet enrichis par les informations numériques (une couche numérique se surimpose au champ visuel de l’usager), mais sont également dotés de capacités discursives, comme le souligne Sung do Kim:

Ces (nouveaux) espaces urbains génèrent des paysages urbains inédits où la computation ubiquitaire est connectée à l’environnement urbain, de sorte que les environnements sont dotés de capacités cognitives incroyables comme lire, écrire, apprendre, anticiper, ou mémoriser. Autant de villes imaginaires et réelles qui sont de véritables espaces urbains hybrides (KIM, 2015, p. 137).

2.1 Des notions à revisiter au prisme du numérique

Dans ces conditions, les notions de position-sujet et d’interprétation, comme celle de discours, doivent être revues et ce travail ne peut se faire à mon sens qu’à partir des usages et des pratiques. Mon terrain dans ce travail sera le web 2.0 ou web social (sites, blogs, réseaux socionumériques) et les applications mobiles utilisées sur les smartphones et les tablettes, dans lesquels se configurent des discours natifs du web, «natifs» car produits exclusivement dans des environnements numériques connectés. À partir de la notion d’urbanisation linguistique proposée par la sociolinguistique urbaine, on peut penser une urbanisation numérique qui décrirait la manière dont les technodiscours, produits par des agents ou des algorithmes sur le web ou sur des applications mobiles avec ou sans géolocalisation, urbanisent le paysage, «font ville» en quelque sorte. De même, aux urbanités langagières vues précédemment, répondraient des urbanités technolangagières et technodiscursives.

Pour élaborer ces notions, je fais un détour par la sociologie. La notion d’urbanité y est en effet déjà bien exploitée et fournit des pistes intéressantes pour penser des urbanités technodiscursives.


2.2 La notion d’urbanité numérique en sociologie


Dans L’urbanité numérique. Essai sur la troisième ville en 2100, paru en 2000, Dominique Boullier esquisse une généalogie des types de villes depuis le Moyen Âge. À la place forte médiévale, puis à la ville marchande des temps modernes et contemporains, succède selon lui un troisième type de ville, la ville intelligente ou numérique. Sa caractéristique est l’hybridation physico-numérique:

Les supports ne sont pas pour rien dans l’affaire, le matériau ne fait pas qu’accompagner ou soutenir ce qui serait noble et autonome, les messages: nos activités sociales ou nos échanges d’information sont inscrits dans du câble, du bâtiment, des terminaux et du silicium. Ce processus rend définitivement incertaine la frontière technique/humain, nature/culture: l’intelligence n’est et ne sera plus seulement dans les têtes ou dans certaines machines, elle est dans les corps et dans les matériaux, elle est incorporée (BOULLIER 2000, s.p.).[5]

Dominique Boullier formule là en d’autres termes la nécessité pour les sciences humaines et sociales de dépasser les anciens dualismes et d’adopter des démarches d’exploration postdualistes. En linguistique, ce sont les distinctions linguistique vs extralinguistique et langue vs monde qui sont concernées par cet assemblage entre les matériaux et les informations, le monde et le langage.

Pour le sociologue, la ville numérique présente quatre grandes caractéristiques: comme «ville plastique», elle rapproche les gens grâce à «l’évolution des matériaux et aux nouvelles formes de regroupement familial»; comme «ville mobile», elle met en œuvre les «techniques moléculaires de la mobilité individuelle» et des modifications profondes dans l’organisation du temps et de toutes nos activités; comme «ville mémoire», elle permet le stockage et le traitement des données et favorise une patrimonialisation généralisée, comme « ville créatrice» enfin, elle est le lieu de l’émergence du savoir et des œuvres. Ce sont bien sûr les données informationnelles qui intéressent l’analyse du discours au premier chef, et il faut d’emblée apporter une précision, aussi évidente puisse-t-elle sembler: les données ne sont pas des discours, car elles nécessitent un dispositif d’interprétation, un «encadrement des sens» selon la formule d’Eni Orlandi. Ce que Dominique Boullier formule de cette manière dans un article sur «l'urbanité des réseaux numériques»:

Or, le constat quotidien que nous faisons, c'est qu'il n'y a pas d'équivalence directe entre information et sens, ou plutôt entre donnée et sens. Il faut disposer de cadres plus larges, plus ancrés dans des traditions pour pouvoir convertir des données en sens, dans la vie ordinaire comme dans la vie spirituelle (BOULLIER, 2004, p. 64).

Cette conversion des données en sens est effectuée, entre autres, par le dispositif technodiscursif des applications mobiles urbaines. Je prends l’exemple de Grindr, célèbre et emblématique application de rencontre gay.


2.3 Sociologie des rencontres urbaines : l’exemple de Grindr


La sociologie a devancé la linguistique dans le domaine des réseaux sociaux et des applications mobiles, qui engagent des pratiques technodiscursives. Dans un important article, intitulé « La drague gay sur l’application mobile Grindr. Déterritorialisation des lieux de rencontres et privatisation des pratiques sexuelles», Carole Anne Rivière, Christian Licoppe et Julien Morel proposent une description détaillée et complète du fonctionnement de cette application, à partir d’entretiens menés auprès d’utilisateurs français. Grindr est également l’objet du tout premier numéro de la revue Miroir/Miroirs. Revue des corps contemporains, emblématiquement consacré à cette application. Dans ce numéro intitulé «Grindr mon amour», le sociologue Arnaud Alessandrin publie une étude intitulée «Sexogéo : “J’aimerais bien mais t’es trop loin” », qui décrit les implications de la géolocalisation sur les rencontres sexuelles-sentimentales (ALESSANDRIN 2013). Je vais reprendre quelques-uns des points importants de ces travaux pour essayer de montrer quels en sont les enjeux pour l’ADN. J’en choisis trois: la géolocalisation, le mode de présence et la définition de la désirabilité.


La géolocalisation


Le fonctionnement de Grindr, comme de toutes les applications mobiles, repose sur la géolocalisation:

– Lorsqu’un utilisateur ouvre l’application sur son mobile, les autres utilisateurs connectés à proximité apparaissent à l’écran. La géolocalisation via le mobile inscrit (presque) dans le corps propre de l’individu un marqueur qui se déploie dans l’espace physique en temps réel (RIVIÈRE et al., 2015, p. 160).

– La première spécificité ou originalité de Grindr est que cette information de localisation ne renvoie pas à une position précise qualifiée. Le marqueur de localisation opère comme un radar égocentré qui repère et trace les frontières du réseau social sur le territoire physique (RIVIÈRE et al., 2015, p. 161).



Illustration 1: les différents écrans de l’application Grindr

La géolocalisation est un paramètre capital dans les interactions connectées car elle engage tout le système énonciatif. En effet, à partir du moment où les interactions sont dépendantes de références spatio-temporelles impliquant l’ici et maintenant, elles mobilisent la deixis. Marcos Barbai parle à ce propos de «géoréférence» (BARBAI 2015) et il s’agit là d’un point important pour l’analyse des technodiscours, y compris ceux des réseaux sociaux: contrairement à une idée sans doute trop répandue chez les chercheurs qui les traitent comme des discours médiatiques imprimés, les technodiscours sont fondamentalement situés, déictiquement, et impliquent donc le corps du locuteur-sujet-internaute; directement pour des applications comme Grindr qui fonctionnent avec le déplacement corporel, indirectement pour les réseaux sociaux qui engagent la subjectivité des internautes (configuration du compte par les amitiés, les abonnements, les autorisations, les filtres, les applications, les customisations photographiques du profil et du bandeau, etc.). Les technodiscours du web social sont en effet inscrits dans une contextualisation technorelationnelle, c’est-à-dire une dépendance par rapport à la subjectivité de l’internaute (PAVEAU 2015): les comptes des réseaux sociaux n’ont pas d’existence objective en dehors du regard et du discours de leur propriétaire, comme le discours de presse ou le livre imprimé; les corpus technodiscursifs sont donc, comme le dit Laetitia Bibié-Émerit, «idionumériques» (BIBIÉ-ÉMERIT 2015). On peut dire que le technodiscours est unique, comparable à un hapax. La notion de corps-discours, envisagée comme un composite dans la perspective postdualiste, proposée dans un travail sur les femmes et le féminisme en ligne (PAVEAU 2014), peut donc être opératoire pour rendre compte de cette géoréférenciation des échanges sur les applications mobiles.


Le mode de présence


Avec Grindr comme avec d’autres applications mobiles, les modalités de la présence se modifient, celle de soi comme celle de l’autre. Nous sommes présents aux autres et les autres nous sont présents dans les dispositifs numériques, par le biais des informations que ces derniers fournissent. La distinction présence vs absence, qui domine les univers physiques, se reconfigure dans les univers connectés en présence vs silence. Carole Rivière et al. parlent à ce propos de «présentification dans le réel»:

Grindr permet de faire l’expérience d’un espace habité et coloré par d’autres individus qu’il perçoit à travers les informations relationnelles numériques mises à sa disposition, qui captent son attention ou non. Lui-même se donne à voir à travers des informations visibles et situées dans l’espace. Le marqueur ou l’empreinte numérique géocentrée agit comme un déclencheur possible de présentification dans le réel (RIVIÈRE et al., 2015, p. 162).

Cette modalité de présence concerne directement l’analyse linguistique: les indices énonciatifs changent de nature et la présence énonciative classiquement repérée par les marqueurs de personne, de temps et de lieu, ainsi que par les indices de subjectivité dans l’intradiscours (dans une approche logocentrée), devient une présence discursive-communicationnelle aux marqueurs non plus logocentrés mais environnementaux. C’est même notre rapport à l’espace lui-même qui se modifie, comme le souligne Arnaud Alessandrin: «Alors que l’histoire des homosexualités est aussi l’histoire de ses lieux de rencontres, Grindr n’a pas besoin de lieu. Il a besoin d’interactions, de déplacements : on ne se déplace plus dans un lieu de rencontres, mais avec un outil de rencontres.» (ALESSANDRIN, 2013, p. 17). Il se produit en effet une forme de matérialisation du discours et de discursivisation de l’espace: le discours devient un lieu, et, inversement et corrélativement, l’espace devient discours.


La définition de la désirabilité


Enfin, une application comme Grindr modifie également les critères du désir, sa définition, et, partant, sa mise en discours. «Une nouvelle valeur sociale désirable est donnée à la position géographique de proximité en temps réel (qui n’existe pas sur les sites internet ni sur les applications prolongeant un site web)», expliquent Carole Anne Rivière et al. (RIVIÈRE et al. 2015, p. 163). Ce sont les modalités interactionnelles de la rencontre tout entières qui s’en trouvent modifiées, la proximité spatiale devenant l’un des éléments majeurs de l’interaction de rencontre car c’est elle qui établit le lien sociocorporel.

Les applications mobiles proposent donc des dispositifs discursifs fondés sur la relation géoréférentielle et la présence sociocorporelle. Corps et discours sont assemblés dans un composite corpo-discursif, le discours s’élaborant à partir des positions relatives des corps en présence dans la relation.


2.4 L’empowerment des citoyens. Des «technologies médiatiques résilientes»


Si les applications mobiles peuvent permettre de nouvelles modalités de rencontre en produisant de nouvelles discursivités, les technologies numériques sont également des outils d’amélioration de la vie citadine, qui créent de nouvelles sociabilités. François Huguet vient d’achever une thèse sur la «cicatrisation urbaine» de la ville de Détroit aux États-Unis dans le cadre disciplinaire des media studies. Dans deux articles parus en 2014, dont l’un figure dans ce numéro traduit en portugais, il montre comment les technologies numériques décentralisées peuvent «recoudre», selon la métaphore couturière qu’il a choisie, les sociabilités urbaines quasiment détruites par la crise. En effet, en juillet 2013, la ville de Détroit, qui a longtemps porté le surnom de Motor city à cause de sa florissante industrie automobile, se déclare en faillite et présente publiquement les chiffres de sa dette: 18,5 milliards de dollars. Détroit est désormais régie par un administrateur judiciaire et c’est le gouvernement républicain du Michigan qui exerce son autorité sur la ville démocrate en enlevant aux institutions locales à peu près toutes leurs compétences et prérogatives. La ville a perdu presque les deux tiers de sa population entre 1950 et 2010 et François Huguet explique qu’elle «illustre un nombre important de phénomènes urbains caractéristiques de certaines localités américaines: shrinking cities, white flight, gentrification, dévitalisation progressive des villes-centres, ghettoïsation, ségrégation socio-spatiale, etc.» (HUGUET 2014a, en ligne). Il mène une «ethnographie de technologies distribuées particulières dans la ville en crise qu’est Détroit» et se penche tout particulièrement sur le rôle de médiateurs urbains formés au numérique:

Ces Digital Stewards, sortes de médiateurs, régisseurs-socioculturels bénévoles, suivent des cours hebdomadaires pendant six mois et mettent au point un projet de revitalisation socio-économique de leurs quartiers via les technologies numériques afin de réduire la fracture digitale que l’on attribue à ces quartiers (Huguet 2014b, p. 6).

Ces médiateurs sont des producteurs de discours relationnels qui permettent l’élaboration de solutions alternatives pour «cicatriser» la ville:

En effet, conjuguée aux autres pratiques alternatives (notamment agricoles), ces formations et ces projets d’infrastructure et de participation active des citoyens deviennent des moyens de cicatrisation citadine, des réponses au vide laissé par la municipalité en faillite et autant d’opportunités pour les organisations communautaires à but non lucratif de tester des modèles urbains alternatifs (Huguet 2014b, p. 7).

Ces Digital Stewards promeuvent une Digital Justice, «défendue par Allied Media Projects, issue à la fois de la pensée de Grace Lee Boggs, de Paulo Freire et de Saul Alinsky s’intègre dans cette idée de résilience, de cicatrisation urbaine» (HUGUET 2014b, p. 8). Cette intéressante notion a des implications directes sur le fonctionnement et la circulation des discours dans la ville:

Cette dernière consiste à défendre quatre piliers caractéristiques dans les projets mis en place mais aussi et surtout la notion de droit fondamental à la communication (en d’autres termes, combattre la fracture numérique). Ces quatre piliers sont : le droit à l’accès (à Internet, aux NTIC, aux nouveaux médias de manière générale), la participation, le partage et la coopération au sein de groupe de citoyens qu’ils nomment « communities » (habitants du même quartier et/ou personnes rassemblées autour d’un intérêt commun)- (HUGUET 2014b, p. 8).

Sans traiter directement de discursivité, le travail de François Huguet ouvre des pistes pour penser les urbanités technodiscursives: une figure d’énonciateur particulière, le Digital Steward, un objectif thérapeutique pour les technologies numériques, et une fonction politique des dispositifs d’accès, de participation, de partage et de coopération dans les groupes de citoyens. Ce que François Huguet montre dans cette étude, c’est que la technologie n’est pas neutre, mais composite, intégrant des objectifs politiques, voire des valeurs morales; les discours produits dans les environnements numériques sont eux aussi porteurs de ces objectifs et de ces valeurs. Sur internet, s’est en effet développé ce que l’on appelle couramment le web solidaire, ensemble de sites, blogs ou comptes et pages de réseaux sociaux consacrés à la solidarité, l’aide à autrui et au partage sous des formes très variées.

3. Discours solidaires en ligne : des pratiques technodiscursives de l’urbanité

J’envisage ici le web solidaire dans ses manifestations et formes urbaines, en prenant le terme urbaines de deux manières: urbaines parce que dans ou pour la ville physico-numérique, mais urbaines également parce que l’univers d’internet se construit comme une ville, le monde connecté «faisant ville» en quelque sorte, essentiellement à cause de son extrême relationalité. Avant d’examiner quelques exemples de discours du web solidaire, j’en donne une brève typologie.


3.1 Typologie du web solidaire


Pour aller vite, et à seul titre indicatif pour la question qui m’occupe ici (une typologie fine du web social demanderait plus de subtilité), on peut distinguer une solidarité verticale, une solidarité horizontale et une solidarité mixte. Je parle de solidarité verticale pour désigner les gestes des riches et puissants envers les pauvres et faibles, dans la perspective de la charité religieuse, de la philanthropie ou du mécénat. La solidarité horizontale serait une solidarité participative dans laquelle les pauvres et les faibles s’aident entre eux (ce qu’on appelle parfois «l’internet des faibles»). Et il existe à mon sens une solidarité mixte, à la fois verticale et horizontale, dans laquelle les riches et puissants mettent en place des dispositifs réappropriables par les pauvres et faibles, leur garantissant une autonomie et une possibilité d’empowerment. Je donne des exemples de chacun de ces catégories en me concentrant sur la catégorie des «sans» dans la ville, c’est-à-dire les sans-abri, sans-logis, sans-papiers, sans ressources, victimes d’une mobilité forcée, qui parviennent cependant à élaborer une forme de sociabilité qui est une urbanité.



La solidarité verticale



SANS A_ AVEC HISTOIRE est un site d’information nativement numérique mis en place par Martin Besson, très jeune philanthrope (il a 20 ans) qui a suspendu ses études pour se consacrer à temps plein à ce projet. Celui-ci a pour objectif de donner une voix aux sans-abris, par la narrativisation de leur parcours, la diffusion de leur parole sur le site et la publication de leurs textes. «Rendre visible les invisibles», c’est le slogan du projet, ainsi définisur le site :

Sans A_ est un Média Associatif fondé en Mars 2014 spécialisé autour des questions liées à la précarité. L’objectif de Sans A_ est de combattre les préjugés et les stéréotypes en incarnant les paroles de la rue et en valorisant ces parolesde manière à apporter une véritable source d’information sur la précarité.

L’équipe de Sans A_ est constituée de personnes animées par des valeurs citoyennes. Pour mener à bien l’ensemble de nos projets éditoriaux nous recrutons (page «Participer»).

Illustration 2: la page d’accueil du site SANS A_ AVEC HISTOIRE

Le site est animé par des journalistes et photographes qui interviennent tous bénévolement, le projet étant financé par un emprunt contracté par Martin Besson. Les sans-abri rencontrés comme personnes deviennent des personnages par l’intermédiaire du discours, discours des journalistes sur eux et discours produit par eux-mêmes, à partir des moyens qui leur sont donnés par le site. Chaque personne-personnage fait l’objet d’un encadré où l’on peut trouver son portrait et parfois un enregistrement.



Illustration 3: la page «Portraits» du site SANS A_ AVEC HISTOIRE

Il s’agit donc ici d’une forme verticale de solidarité: des personnes détenant du capital économique, social et culturel mettent en place un dispositif pour aider les faibles, ces derniers n’étant que partiellement acteurs de leur visibilité, comme l’indique le factitif de rendre visibles. Cette solidarité est essentiellement discursive, et le dispositif technodiscursif constitue donc un paramètre essentiel de la production énonciative.

La solidarité mixte

Dans la solidarité mixte, les détenteurs de l’aisance sociale et financière mettent en place des dispositifs numériques permettant l’accès des pauvres et faibles à la parole et à l’information.

En 2013, la fondation Abbé Pierre lance l'opération "Tweets 2 rue" en partenariat avec France Inter. «Jusqu’au 15 mars, annonce le site de Radio-France, des personnes en grande précarité, équipés d'un téléphone portable et d'une connexion Internet vont partager leur quotidien sur le réseau social Twitter. Et leurs messages seront repris sur l'antenne de France Inter

Illustration 4: page d’accueil du projet «Tweets 2 rue»

Plusieurs comptes Twitter sont ainsi créés par des SDF (Sans Domicile Fixe) ou des précaires qui tweetent sur leur vie quotidienne pendant quelques mois. C’est ainsi que Moustik, Manu, Ryan, Patrick M. et nickopompons font part des grands et petits événements de leur vie sur des comptes publics:

Illustration 5: compte Twitter de Moustik

Illustration 6: compte Twitter de Manu

Illustration 7: compte Twitter de Patrick M.

Illustration 8: compte Twitter de Ryan

Illustration 9: compte Twitter de nickopompons

Cet accès à la parole grâce aux technologies numériques et aux réseaux sociaux modifie les conditions sociale de l’énonciabilité et la valeur politique de la parole: l’analyse du discours s’est fondée sur une conception lettrée et élitaire de la parole, fût-elle de gauche, communiste et ouvrière, qui engage une conception de l’ordre du discours et du rapport entre discours et pouvoir; elle doit désormais modifier ces conceptions, à partir d’autres configurations permises par les technologies numériques. Que chacun ait un accès, même difficile et provisoire, à la parole, change en effet la nature de la parole elle-même.




Solidarité horizontale




C’est bien sûr particulièrement vrai des manifestations discursives de solidarité horizontale, bien définies par le sociologue Nicolas Auray:

Cette multiplicité de pratiques plus ou moins oblatives et bénévoles autour du Web participatif défie les conceptions classiques de la solidarité. Elle est sans relation avec une solidarité organique, par exemple. Au lieu de reposer sur l'institution d'une instance de redistribution par laquelle des riches ou des chanceux aident les plus pauvres ou les plus malchanceux, elle privilégie l'entretien de liens locaux et d'essence affinitaire. Elle ne s'appuie donc pas sur une représentation de la société comme un tout aux parties interdépendantes, mais dessine des collectifs qui s'agrègent par agglutination (AURAY, 2011, p. 160).

Ces «collectifs qui s’agrègent par agglutination» peuvent être éphémères, comme ceux qui se constituent désormais spontanément à l’occasion des attentats islamistes en Europe. Je choisis l’exemple du discours de solidarité produit par le hashtag #PorteOuverte qui apparaît sur le Twitter francophone le soir du 13 novembre 2015, où des terroristes exécutent 130 personnes dans la salle de concert du Bataclan et aux terrasses de plusieurs cafés du 11e arrondissement de Paris. Vers 22h30 Sylvain Lapoix, un journaliste, qui suit les événements sur les réseaux sociaux et notamment Twitter, a l’idée de tweeter un message d’aide comportant le hashtag #PorteOuverte, destiné à signaler aux Parisiens en difficulté des lieux de refuge possible:



Illustration 10: premier tweet comportant le hashtag

#PorteOuverte le 13 novembre 2016

Comme on le voit, le message comporte également une demande de géolocalisation, qui seule permet d’identifier le refuge possible. Aussitôt les tweets comportant le hashtag se multiplient et l’on sait qu’il a servi à de nombreux accueils cette soirée-là. Twitter fonctionne alors comme une application mobile et propose un discours augmenté d’une géoréférence qui signale explicitement la position du corps de l’énonciateur au lecteur-récepteur. En effet, alors que dans la deixis classique, les protagonistes de l’énonciation ont besoin de partager la situation d’énonciation pour connaître les coordonnées de l’ici et maintenant, l’application par géolocalisation intègre l’information partageable par des interactants sans lien référentiel. Certains twittos diffusent cependant leur adresse, se plaçant dans une situation plus traditionnelle de données géographiques objectives:



Illustration 11: deux tweets avec adresse de l’énonciateur

(screenshots d’iphone le soir des attentats)

À Munich, lors des attentats du 22 juillet dernier, ce hashtag désormais intégré aux routines discursives de Twitter est de nouveau utilisé, en allemand (#offenetür) et en anglais (#opendoor) avec le même usage de la géolocalisation explicite par l’adresse physique:



Illustration 12: Tweets comportant le hashtag #offenetür lors

de l’attentat de Münich le 22.07.2016

3.2. Questions posées à l’analyse du discours numérique

Je voudrais ici synthétiser les questions que posent l’ensemble des dispositifs technodiscursifs présentés à l’ADN et, plus largement, à l’analyse linguistique.


Techno-corpo-discursivité des éléments composites


Les dispositifs solidaires en ligne constituent un triple composite, technodiscursif, corpo-technodiscursif et corpotechnodiscursif-urbain :

– le composite technodiscursif, notion sur laquelle j’appuie mon approche en analyse du discours numérique (PAVEAU 2015b), assemble discours et technique d’une manière générale dans les univers discursifs numériques natifs; le langagier et le technique y sont constitutivement articulés (assemblage [discours + technique]).

– ce composite se compose lui-même d’un troisième élément, qui est la matérialité corporelle, apportée par la géolocalisation fonctionnant comme une augmentation: l’assemblage [corps + technodiscours] inscrit le corps du sujet dans le dispositif par l’intermédiaire de la géolocalisation. Se réalise en effet par l’application Grindr ou le hashtag #PorteOuverte par exemple, une subjectivation du parcours urbain dans le dispositif technodiscursif.

– ce qui implique une troisième composition: le composite précédent se compose lui-même de la matérialité de la ville physique (assemblage [ville + corpotechnodiscours]) : c’est en effet pour le citoyen, sujet urbain, la physionomie même de la ville qui s’élabore dans le composite technocorpophysique.


Contextualisation technorelationnelle


Comme je l’ai signalé plus haut, sur les réseaux sociaux, les applications mobiles et l’ensemble des espaces numériques gérés par un système relationnel d’abonnement, tous les énoncés, qu’ils soient verbaux, iconiques ou plurisémiotiques, sont produits et reçus dans un environnement spécifique et unique. La physionomie des comptes de chaque internaute dépend en effet de l’ensemble de ses relations, et ne peut être accessible qu’à partir de son regard singulier : cela veut dire que le technodiscours des réseaux et des applications est exclusivement subjectif sans réplication possible (Paveau 2016). La géolocalisation augmente cette contextualisation, en engageant le corps du sujet et la matérialité de la ville, qui devient absolument singulière: chaque citoyen-internaute dessine alors des parcours éminemment subjectifs non reproductibles.


Énonciation, affiliation, désilenciation


Les descriptions précédentes impliquent des modifications dans notre conception de l’énonciation, qui reste jusqu’à présent dyadique (un locuteur parle à un interlocuteur, même dans la pluralité, les deux étant plus ou moins identifiables). Le dispositif des réseaux sociaux et des applications mobiles nous demandent de sortir de ce schéma pour envisager la réception comme une audience, comme le propose Ruth Page (PAGE 2012), qui explique que, sur Twitter notamment, la réception des discours ressemble à l’audience d’une radio ou d’une télévision: elle est non quantifiable et non identifiable. Michele Zappavigna parle quant à elle de conversations partagées dans des collectifs diffus et modifiables, construits via les dispositifs d’abonnement, de suivi ou de lecture (ZAPPAVIGNA 2012). Il nous faut également prendre en compte les capacités de publication et de désilenciation des dispositifs technodiscursifs, qui permettent une appropriation des outils linguistiques-scripturaux par les «sans-parole», ainsi que l’augmentation des possibilités informationnelles subjectivisées dans la ville, en particulier dans les moments de crise.


Conclusion. Perspectives pour l’ADN sur la ville connectée



 Les technodiscours urbains ne sont pas seulement des discours sur la ville ou dans la ville, ou des outils qui amélioreraient nos vies citadines. Ils font littéralement nos vies citadines en tissant de manière composite les discours qui nous font y exister. Triplement composés par le langage, le corps et la matérialité urbaine, ils constituent un véritable défi pour l’analyse du discours. En effet, les technodiscours urbain se laissent moins que tout autre technodiscours analyser hors de leur environnement natif, et hors de cette triple composition qui fait leur spécificité. Quand on se penche sur les discours des applications mobiles, la mobilisation de Twitter dans les moments de crise, ou l’émergence de la parole des sans-voix en ligne, on ne peut extraire les seuls éléments langagiers et pratiquer une analyse du discours logocentrée traditionnelle; celle-ci passerait à côté de tout ce qui fait la spécificité de ces discours.

J’ai voulu dans cet article rappeler la généalogie des travaux linguistiques sur la ville et présenter des propositions sociologiques sur lesquelles les discursivistes peuvent s’appuyer pour effectuer des travaux empiriques sur les pratiques technodiscursives des sujets dans la ville. Le chantier est ouvert et passionnant, et s’enrichira encore des apports de la géographie urbaine et de l’urbanisme, et des sciences de l’information et de la communication notamment. Les urbanités technodiscursives constituent un riche terrain d’exploration pour comprendre comment les discours se déploient dans des environnements où les sujets sont intrinsèquement assemblés aux machines et aux matérialités.


Références

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ZAPPAVIGNA, Michele. Discourse of Twitter and Social Media. London, Bloomsbury Academic, 2012.

Data de Recebimento: 14/06/2016
Data de Aprovação: 14/08/2016


[1] Le digital dualism est une position philosophique et/ou idéologique qui défend une séparation radicale entre le monde «réel» et le monde «virtuel».

[2] Mon emploi de l’adverbe constitutivement est directement lié à son usage par Michel Pêcheux dans sa définition du sens.

[3] Carapuce et Mélofée sont les noms de deux fées dans l’univers des Pokémon, qui est aussi un univers onomastique. On trouvera sur ce site la liste des noms en anglais et en français des 721 pokémons répartis sur six générations(au 1er août 2016) : http://www.pokemontrash.com/pokedex/liste-pokemon.php

[4] Voir les références en bibliographie: DEPAULE (dir.), 2006; RIVIERE D'ARC (dir.), 2001; TOPALOV (dir.), 2002; WALD et LEIMDORFER (dir.), 2004.

[5] s.p.: j’ai consulté ce texte sur Kindle, qui ne donne pas de pagination; le silicium est un des éléments les plus utilisés dans l’industrie électronique.